vendredi 14 janvier 2011

RESPONSABILITÉ SOCIÉTALE ET DÉVELOPPEMENT SONT-ILS COMPATIBLES ?


Voici la conférence donnée à Montréal par Geneviève Brichet, dans le cadre des entretiens Jacques Cartier - octobre 2004

4e atelier « Le développement durable et la responsabilité sociale des entreprises »


introduction

Quand Yvette Bouvet m’a proposé d’intervenir dans ces Entretiens, sur le thème de la responsabilité des Entreprises en tant que praticienne, j’ai hésité entre le plaisir de vous communiquer l’exercice de mon métier de consultant en éthique d’entreprise, et le devoir d’aller plus loin dans les interrogations qu’on doit se poser quand on s’arroge le titre de spécialiste en éthique. Ce qui est hautement immodeste !

En effet, être consultant en éthique d’entreprise, c’est forcément osciller entre deux postures : celle de « commerçant de l’éthique » (puisque c’est mon métier, n’ayons pas peur des mots !) et celle de militant d’une cause que l’on croit juste et au service de laquelle on met sa compétence professionnelle.

Ces 2 postures peuvent sembler incompatibles à première vue. Mais à y réfléchir, pas tant que ça si l’on considère que l’action pour laquelle on est rémunéré apporte une réelle Valeur Ajoutée à l’entreprise et que parallèlement , elle s’inscrit dans une démarche de progrès conforme à l’idéal que l’on poursuit.

L’objet de cette conférence est donc de mettre en lumière la possibilité de faire cohabiter les Valeurs de responsabilité et les règles économiques du Marché.

Je vais tenter l’expérience et suis bien sûr prête à en discuter avec vous.


1-Croissance et développement des entreprises : la confusion ?

- la croissance économique peut être définie pour une entreprise, comme une progression de sa capacité à proposer une gamme sans cesse élargie de biens économiques (produits/services) afin de dégager un résultat financier en progression. Cette capacité étant fondée sur le capital de l’entreprise, le progrès technique, les ressources et les investissements matériels et humains qu’elle requiert (croissance interne et/ou externe).

Plus simplement, c’est bien de la progression de sa part de marché, de son CA et de son bénéfice net dont il s’agit

Plus généralement, c’est l’accroissement régulier et constant du produit global net.

C’est donc un phénomène quantitatif que l’on peut mesurer de période à période.

-le développement est une notion qui traduit l’aspect structurel de la croissance, en termes d’organisation : le Directeur du Développement a non seulement en charge la progression de la dimension de l’entreprise, mais aussi celle du déploiement de ses forces vives. C’est donc un processus qualitatif, qui ne peut s’observer que sur une longue période.

- L’objectif de la croissance est de prendre une place de plus en plus prépondérante sur un marché, ce qui se traduit en termes financiers essentiellement (CA ; marge ; bénéfice) et de leur résultante : la valeur de l’action.

- L’objectif du développement doit être de permettre à l’entreprise de prospérer durablement, mais aussi de contribuer au Bien Etre de ses salariés et à la satisfaction de ses parties prenantes en exerçant sa capacité d’innovation (nouveaux process ; nouvelles méthodes ; nouveaux produits/services ; nouveaux marchés). Le concept de Développement Durable est né de cette réflexion.

Tout comme pour les états, où les notions de PIB et de PNB sont enrichis par celle de IDH (indice de développement humain), l’entreprise devrait être responsable des hommes tout autant que de son bénéfice net. C'est le concept de Bien Commun.

La croissance économique peut donc être une résultante du développement mais pas une fin en soi.

Au lieu de la frénésie du « toujours plus », préférons la recherche continuelle du « toujours mieux ».

Et posons la question d’un développement harmonieux dans le cadre d’une croissance restreinte, voire nulle…

2-La vision de l’entreprise n’est pas celle de la Société : comment faire cohabiter ces 2 visions dans les actions et dans le temps ?

Le but de l’entreprise est d’abord de créer des richesses, des biens économiques et des services, d’assurer sa compétitivité et ne pas menacer son existence dans le futur.

Pour cela, l’entreprise doit remplir sa mission de satisfaction de ses parties prenantes directes:

- actionnaires, ce qui se traduit par une profitabilité constante au moins égale à celle de ses concurrents mondiaux et donc une demande de croissance

- mais aussi la satisfaction des clients, ce qui se traduit par une gamme produits/services toujours plus performante au moindre coût et donc une demande de développement

Nous constatons là que l’impératif économique domine et que l’entrepreneur n’a pas pour mission première de se préoccuper de la Société. Cette vision est certes restrictive, mais logique du point de vue des stricts intérêts de l’entreprise.

La Société et ses règles:

La Société, elle, a une vision plus globale et prend en compte l’épanouissement des Hommes dans leur environnement. L’impératif social est (ou devrait être) prépondérant. Mais cette vision est elle aussi restrictive si elle ne prend pas en compte les règles économiques.

Des gardes fous et la régulation

Les phénomènes d’auto-régulation du marché mais surtout la législation que les Etats imposent à l’entreprise ont conduit à des règles de « bonne conduite ».

Ces « gardes-fous » sont formés par les agents du marché, qu’on appelle aujourd’hui parties prenantes qui pèsent sur les orientations de l’entreprise:

- L’exigence des clients : on constate un renversement idéologique qui se traduit par une prise de conscience du fait que consommer une marque équivaut à cautionner cette marque ; et donc même sans aller jusqu’au boycott, les clients marquent par leurs achats, leur préférence d’une marque par rapport à une autre. C’est ce qui a donné naissance à une puissance nouvelle : la notion de consom’acteurs,

- Le contre-pouvoir des salariés : l’axe principal de leurs actions est de placer l’homme au centre de l’économie en mettant l’économie au service de l’homme et non l’inverse; l’absence de prise en compte de cet axe peut se traduire par une démotivation préjudiciable au bon fonctionnement de l’entreprise, jusqu’à des mouvements de revendication plus musclés.

- Les attentes exprimées des fournisseurs : elles se traduisent en termes de respect des engagements de l’entreprise clientes mais aussi de respect de leurs intérêts; la non prise en compte de ces attentes faisant elle aussi l’objet de revendications médiatisées et donc nuisibles à l’entreprise.

- La curiosité et la capacité d’investigation des media : nous sommes dans une génération de l’information. Tout se sait ! Et quand on connaît l’importance accordée à l’image de l’entreprise, on comprend mieux le pouvoir des media quand ils dénoncent une conduite jugée non éthique.

- L’attention des actionnaires : au delà des exigences de performance, on trouve aussi à présent une exigence de respect des règles morales qui se manifeste par des résolutions, moyen d’inflexion efficace qu’ont les actionnaires sur les orientations des entreprises, lors des Assemblées Générales.

- La vigilance du législateur, qui représente les intérêts de la Société

- La pression de la concurrence qui pousse l’entreprise à se différencier de façon positive pour ne pas prêter le flanc à une dénonciation de ses mauvaises pratiques.

Une vision de responsabilité

L’entrepreneur se trouve donc contraint d’avoir une vision de responsabilité qui dépasse celle de son simple bilan, pour développer aussi une politique de respect et de progrès social, au sein d’un environnement élargi : celui de la Société.

Or le Bien Etre des hommes étant conditionné par la préservation de leur environnement, il en découle une obligation non seulement morale, mais aussi économique pour l’entreprise, de prendre en compte les phénomènes sociaux et environnementaux dans sa politique de développement, ce qui ne saurait s’inscrire dans le court terme !

C’est ainsi que les entreprises entrent dans le Développement Durable, que l’on pourrait qualifier de stade ultime d’une politique de développement.

Que la croissance en soit la conséquence n’est pas obligatoire.

Exemple : lorsque EDF a décidé de promouvoir le concept de voiture électrique dans les années 1995 malgré la réticence des constructeurs de voitures, l’entreprise savait bien que ses efforts humains et financiers mis en œuvre pour cette cause, ne pouvaient pas lui rapporter grand’chose en termes de croissance économique : le marché n’était pas mûr et les retombées en terme de consommation quasi nulles. Edf a simplement rempli sa mission d’entreprise citoyenne, avec cependant une visée d’image bien légitime et qu’il ne faut ni nier, ni renier.


3-Intégration du concept de DD dans la politique d’entreprise : une volonté exigeante

1ère exigence : le temps

Le chef d’entreprise est essentiellement jugé sur sa gestion annuelle (bilan), voire semestrielle et même trimestrielle ! Il est donc tentant pour lui de privilégier les actions dégageant des résultats ou effets à court terme, comme le lui imposent ses partenaires financiers et plus généralement la Bourse.

C’est ainsi que pour présenter un bilan « sexy », on voit des entreprises se délester de leur patrimoine immobilier, externaliser les services R et D voire leur outil de production, de manière à alléger leurs charges, et ne se concentrer que sur une activité purement rémunératrice de négoce (d’où une croissance quantitative plus ou moins artificielle, certes, mais que devient la qualité du développement?).

Le DD exige de penser à long terme, et au-delà de la durée du poste de son dirigeant. C’est donc de la pérennité de l’entreprise qu’il faut se soucier.

Dans un contexte de marché mondial éminemment volatile et peu sûr, ce n’est pas facile. Cela nécessite d’avoir une vision, de prendre des risques et d’être courageux.

2ème exigence : se donner les moyens de mettre en place cette politique à tous les échelons, du haut jusqu’en bas

Dans une PME, cette tâche n’est pas trop difficile. Mais dans une multi-nationale, faire appliquer des règles de bonne conduite à la fois à New York et à Pékin, du cadre supérieur jusqu’au salarié sur le terrain, c’est presque une gageure ! D’autant qu’une règle imposée est souvent mal appliquée, ou mal adaptée aux particularités des différents « terrains ». Il est donc nécessaire de faire un travail en profondeur avec tous les acteurs. Cela rejoint l’exigence « temps » et nécessite en plus de la persévérance !

Exemple : lorsqu’une société de fast-food impose des règles d’organisation au niveau mondial, elle se heurte aux particularismes locaux, malgré toute la bonne volonté de ses dirigeants qui ont beaucoup de mal à assurer ne serait-ce que l’impératif de propreté sanitaire requis par leur charte. Et en ce qui concerne les règles sociales, la difficulté réside alors dans la diversité de ces règles (ou de leur application) sur les différents continents. Une adaptation est donc nécessaire…sans pour cela abdiquer les Valeurs essentielles et intangibles de l’entreprise

3ème exigence : la cohérence

Il est facile de tenir de beaux discours à l’interne comme à l’extérieur de l’entreprise. Les Chartes fleurissent, d’ailleurs souvent conçues au cours d’une réunion de l’équipe de management et débarquant un beau matin sur le poste de travail de chaque salarié…

Il est plus difficile de les mettre en application chaque jour, alors que l’impératif économique dicte sa loi.

Exemple :Ainsi cette banque, affichant une volonté de respect de ses clients et qui parallèlement, imposait des objectifs commerciaux élevés sur un produit aussi délicat que le « crédit revolving ».

Combien avons-nous vu d’entreprises dans la communication desquelles le discours éthique s’étalait, et qui l’oubliaient de temps à autre (au mieux !), lorsque les vicissitudes du marché mettent une pression un peu plus forte.

La quasi panique qui prend alors les décideurs leur fait envisager immédiatement les solutions classiques pour parer à toute éventualité… J’entends par « classique » toute politique de repli comme les fermetures de site intempestives ; les brusques arrêts d’investissements ou les re-négociations brutales et manichéennes de contrats…

Je ne dis pas que la responsabilité sociale doit se faire aux dépens de la rentabilité économique, mais je dis que la créativité doit s’exercer, à commencer par un réel questionnement, pour trouver des solutions originales qui ne soient pas en contradiction avec l’éthique déclarée et qui vont vers la création de nouvelles valeurs plutôt que vers le repli.

4ème exigence : ne pas être arrogant

On l’a dit, ça n’est pas en un coup de baguette magique que l’entreprise va devenir socialement responsable tous les jours, dans toutes ses actions, à travers tous ses salariés. Il lui sera nécessaire de reconnaître qu’elle n’est pas parfaite, qu’elle fait des erreurs, tout en en étant consciente et prête à agir pour les corriger.

C’est une démarche de transparence et de sincérité, qui ne craint pas d’avouer ses faiblesses et de ce fait très opposée à la communication publicitaire. Mais quelle crédibilité auprès des parties prenantes ! (si tant est que la promesse d’amélioration soit sincère et se traduise par des faits)

A ma connaissance, aucune marque n’a encore osé avouer ses faiblesses ou ses contradictions et, dans le même temps, dire qu’elle travaille à leur amélioration…

Alors qu’entreprise et parties prenantes connaissent parfaitement ces faiblesses, on fait comme si ! Chacun admettant le non-dit comme une règle communément admise ! Taire l’évidence, quelle hypocrisie !

Un exemple parmi tant d’autres dans le domaine du transport : les voitures dont la communication publicitaire vante la puissance, en omettant de parler de la pollution, de la consommation et des risques que celle-ci entraîne nécessairement… Le processus commercial serait-il donc irrémédiablement condamné au mensonge par omission (au mieux)?


4- Mise en place de la responsabilité sociétale : quelles implications pour l’entreprise ?

J’accompagne les entreprises dans la mise en place de programmes RSE (Responsabilité Sociale et Environnementale). Et je peux vous dire que ce n’est pas un lit de roses !

• parce qu’il y a toujours des choses plus urgentes : les objectifs commerciaux qui ne sont pas atteints par exemple ( au hasard….)

• parce que « le moment est mal choisi : nous rachetons notre plus féroce concurrent »

• parce que « là vraiment, c’est impossible : le chef de service travaille ainsi depuis 20 ans et ne changera jamais ! »

• parce que « les concurrents le font bien, pourquoi pas nous ? »

• enfin parce que la tentation d’instrumentaliser l’éthique pour en faire uniquement un outil marketing est grande. Le bel arbre qui cache la forêt de ronces en quelque sorte…

Exemple : cette entreprise fabriquant des jouets qui s’apprête à délocaliser dans le Sud Est asiatique et donc à fermer son site de production France, et qui dans le même temps lance une campagne de promotion fondée sur une Grande Cause (en l’occurrence, il s’agissait de sauver les ours de Pyrénées)…


Il m’est apparu qu’il existait 2 type de management :

- Un management de l’imposé : être suiveur et attendre que les lois ou impératifs absolus vous obligent à agir

- Un management du délibéré : anticiper, par conviction personnelle, mais aussi pour en retirer un avantage de différenciation et donc d’image et gérer le changement (qui sera un jour ou l’autre imposé), progressivement et en douceur. C’est ce qu’on appelle la « gouvernance »

Les entreprises en avance et déjà engagées dans le processus de DD font bien souvent partie de la deuxième catégorie ; ce sont en tous les cas celles qui sont les plus sincères dans leur démarche. Une démarche complexe, mais qui porte ses fruits, à condition toutefois de faire intervenir la notion de temps.

Impliquer les salariés

Pour ma part, j’utilise une méthode qui permet d’avancer étape par étape, lentement, en impliquant les hommes dans leur démarche de progrès, en vérifiant la cohérence de l’ensemble et en disant en permanence où on en est et où on se dirige.

Etre précurseur, c’est parfois risqué, c’est toujours difficile, c’est souvent coûteux, mais en contre-partie, l’entreprise peut en attendre des bénéfices si tant est qu’elle s’inscrive dans une perspective de long terme.


5-Les bornes du possible

Pas de politique RSE sans courage et volonté déterminée de choisir un développement qualitatif, mais n’oublions pas les 3 piliers sur lesquels repose l’entreprise responsable : environnement/humain/économique.

Il serait suicidaire pour un chef d’entreprise de vouloir imposer systématiquement et en toute circonstance des choix environnementaux et/ou sociaux qui mettraient en péril la pérennité économique de l’entreprise. Cela n’est pas prétexte à ne rien faire certes, mais doit cependant être pris en compte lors de la décision.

Découvrir des solutions permettant à la fois de respecter des valeurs et de créer de la valeur, c’est le challenge de la lucidité et de la créativité!

Exemples : Ainsi une compagnie aérienne, contrainte par l’évolution des techniques de vente à supprimer son réseau de distribution traditionnel, qui s’applique à inventer d’autres métiers afin de re-qualifier le personnel du réseau commercial menacé;

ou cette entreprise de production de fruits confits (process polluant), qui devra mettre en réserve ses résultats pendant 3 ans et attendre les aides financières des pouvoirs publics, avant d’investir dans la lourde charge financière d’une station d’épuration, pour ne pas mettre à mal son équilibre financier.

La lucidité est une des qualités du chef d’entreprise, qui va de questionnement en questionnement sur le chemin pavé d’embûches du Développement Durable.

6-Vers une éthique individuelle, condition de succès pour l’entreprise

Comme je l’ai déjà mentionné, un programme de RSE ne se décide pas du jour au lendemain dans la tour d’ivoire du Comité de Direction.

Je crois personnellement (et l’expérience prouve le bien fondé de cette croyance), que la mise en place d’une éthique d’entreprise passe par 3 stades indispensables :

- le stade de prise de conscience des progrès possibles

- le stade de conviction interne de la faisabilité de ces progrès

- le stade des décisions d’actions, de leur programmation, de la mesure des conséquences et du suivi dans le temps

le questionnement et la créativité

Cela amène naturellement à une évolution de la Culture d’Entreprise pour passer d’une culture de l’habitude et de la tradition à une culture du questionnement et de la créativité.

Cette culture porte ses fruits à la fois dans l’originalité des solutions mises en œuvre, d’où un bénéfice de différenciation ; mais aussi dans la possibilité pour les salariés de retrouver une responsabilité, un Sens, une implication et un intérêt professionnel propices à l’avènement d’une nouvelle Dignité Humaine dans le monde du travail.


En conclusion

Et pour en revenir à notre question initiale : responsabilité sociale et développement sont-ils compatibles, ma réponse sera (vous vous en doutez) OUI.

• Oui car cette cohabitation est inéluctable pour la survie de notre Société : c’est le sens de l’histoire.

• Oui car l’entreprise ne peut s’extraire de son environnement et donc des préoccupations de la Société : c’est le sens de la responsabilité.

• Oui car ces concepts sont des moteurs puissants dont l’entreprise retire des bénéfices de pérennité tant au niveau interne qu’au niveau du Marché, et ceci même dans un système de type capitaliste : c’est le sens de l’efficacité.

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